Quatre millions de Français franchissent chaque jour le seuil d'une pharmacie. Dans 65 à 70 % des cas, ils y sont poussés par une douleur chronique ou aiguë. « Le pharmacien est le premier recours, il est légitime, mais il se sent souvent démuni, car la puissance de son arsenal thérapeutique se limite aux antalgiques de palier 1 », regrette Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), rappelant que la profession doit à Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, l'interdiction de dispenser sans ordonnance des antalgiques de palier 2. « Nous avons besoin de pouvoir à nouveau dispenser ces médicaments, avec les protocoles de la Haute Autorité de santé (HAS), pour la douleur de tout type et pour la douleur dentaire. Dans ce dernier cas, la dispensation d'un antalgique doublée d'un antibiotique permettrait de faire gagner du temps au cabinet dentaire », réclame le président de l'USPO.
Mettre fin aux hétérogénéités territoriales
Le pharmacien se sent dépossédé de son rôle de conseil à plus d'un titre. Les ruptures en cascade dans la classe des antalgiques fragilisent aussi son rôle de conseil et la prise en charge au comptoir de ces soins non programmés. Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de la sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM), convient que, en dépit des moyens actionnés au niveau national et européen, des situations de tensions et de ruptures perdurent. « La notion d'anticipation doit être revue et renforcée pour garantir au mieux la prise en charge des patients douloureux, tous dépendant de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) », reconnaît la directrice de l'ANSM. Ainsi, poursuit-elle, « il faut anticiper pour ne pas se retrouver avec une information 24 heures avant la rupture. Nous devons disposer de temps pour avoir la capacité de substituer le médicament manquant, pour donner de la visibilité au prescripteur afin qu'il puisse envisager une autre couverture ou l'adaptation du traitement, et pour instaurer un échange entre le prescripteur et le pharmacien afin de mettre en place une alternative adéquate ». Selon elle, la coordination ne doit pas être seulement nationale, mais aussi territoriale. « Dans un environnement concerté entre pharmacien, médecin et patient », déclare-t-elle, souhaitant que l'ANSM s'inscrive également davantage dans cette dimension territoriale en raison d'une hétérogénéité d'accès entre les territoires.
Paul-François Cossa, directeur général Sanofi grand public France, tient à rappeler la place essentielle des antalgiques dans la stratégie de gestion des stocks et des capacités industrielles. Il en veut pour exemple l'investissement de 20 millions d'euros auquel a consenti son groupe à Lisieux (Calvados) pour augmenter sa production de 30 %, soit 140 millions de boîtes de Doliprane supplémentaires. Il n'en reste pas moins, insiste-t-il, que ces efforts doivent se doubler d'une mobilisation des industriels en faveur du bon usage du médicament. « Cette thématique va faire l'objet d'une campagne grand public dans laquelle la population va être incitée à consulter un professionnel de santé avant de consommer un médicament », annonce-t-il.
Une diabolisation des opioïdes
Reprenant à son compte la thématique du bon usage - ou du mésusage -, Pierre-Olivier Variot insiste sur la nécessité que les professionnels de santé tiennent un discours cohérent. « Nous avons besoin rapidement de règles communes pour apporter notre contribution à la cause des douleurs chroniques. » Le président de l'USPO évoque également une prochaine convention avec l'assurance-maladie portant sur des entretiens pour les patients sous opioïdes. « Mais tout dépend aussi de la confiance du patient dans son traitement », relativise celui qui déplore « une diabolisation des opioïdes, les patients ont peur ». Une attitude que Françoise Alliot-Launois, présidente de l'Association française de lutte antirhumatismale (AFLAR), défend cependant. « Il faut écouter le patient quand il ne veut pas de son morphinique et qu'il veut redescendre d'un palier car il ne veut pas être abruti ou endormi. Le palier 1 a ses vertus et il faut en éviter la banalisation auprès des patients douloureux chroniques », plaide-t-elle.
Sur le volet de la sécurisation de la dispensation, les pharmaciens devraient bientôt disposer de nouveaux outils, rassure Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). « La prescription électronique, le déploiement de Mon espace santé, ainsi que l'ouverture automatique du dossier pharmaceutique (DP), sont autant de nouvelles garanties pour le suivi des patients et une mine d'informations pour le pharmacien en matière de surdosage et de contre-indications », énumère-t-il, convaincu que le pharmacien a toute sa place dans la prise en charge des douleurs aiguës ou chroniques. Que ce soit dans la prévention du mésusage comme dans la mise à disposition du produit, ou encore dans l'orientation, comme le suggère Pierre-Olivier Variot, défendant l'instauration d'un coupe-file « qui permettrait au pharmacien de diriger rapidement un patient vers un centre antidouleur ». Les entretiens prévention santé aux âges clés de la vie, qui doivent se mettre en place début 2024, seront également, espère Philippe Besset, l'occasion pour les pharmaciens d'aborder le thème de la douleur, arthrosique ou autres…
Construire un parcours de soins en vie réelle
Pour autant, tout comme la douleur ne peut être traitée uniquement au comptoir, elle ne pourra être davantage saisie dans sa globalité lors d'une consultation de médecine générale. « La douleur est riche et plurielle ; sans discussion avec le patient, on ne verra qu'un point de vue. Or nous n'avons pas le temps dans le rythme contraint qui est le nôtre d'assurer une prise en charge de ces multimorbidités et de la douleur chronique. D'autant que la gradation de cette prise en charge peut être compliquée », regrette le Dr Philippe Boisnault, ancien président de la Société française de médecine générale (SFMG). Parce que la douleur est multifactorielle et qu'elle peut investir plusieurs dimensions – physiques ou mentales -, ce phénomène doit être appréhendé en interprofessionnel. L'échelon de l'équipe de soins primaire (ESP), de la maison de santé pluriprofessionnelle (MSP) ou encore de la communauté professionnelles territoriale de santé (CPTS), s'impose pour engager le patient dans un parcours de soins en vie réelle. Cet exercice coordonné est également nécessaire à la compréhension de la douleur. Y compris, et surtout, « dans l'écosystème du patient, notamment à travers les visites à domicile des infirmiers et des kinés », estime Marie-Odile Guillon, membre du conseil d'administration de la fédération nationale des infirmiers (FNI) et trésorière de la CPTS de Compiègne.
Professionnels de ville comme hospitaliers ne voient d'issue que dans une coordination dans la proximité du patient. « Sénescence, sédentarité, solitude, surpoids, quels sont ces quatre S qui sifflent sur notre société ? », résume en une allitération le Dr Marc Lévêque, neurochirurgien, membre de la Société française d'étude et de traitement de la douleur. Selon lui, ce constat accablant n'en révèle que davantage les insuffisances de la prise en charge actuelle : 3 % seulement des patients souffrant de douleurs chroniques ont accès à un centre antidouleurs, et parmi eux 70 % estiment que la prise en charge est insuffisante. L'algologie de ville est le parent pauvre du système de soins, essentiellement hospitalo-centré, dénonce le Dr Lévêque. La faute, selon lui, à l'absence d'un modèle économique pour prendre en charge ces patients souvent complexes, avec des antécédents bio-psycho-sociaux importants.
Interaction et coordination
En écho, le Pr Guy Valencien, chirurgien urologue, membre de l'Académie de médecine, plaide en faveur d'une prise en charge pluridisciplinaire. « À condition qu'on respecte la priorisation de l'un ou l'autre de ces professionnels et la pertinence de leur intervention. Et ce à l'échelle d'un territoire. Qu'on nous laisse nous travailler ensemble localement sans nous réglementer car nous ne nous organisons pas de la même façon dans les Hauts-de-France, en Bretagne ou en PACA. » « À défaut, prévient-il, nous assisterons à la fuite des patients vers les médecines parallèles qui leur coûtent cher, mais qui les écoutent… »
Pourtant, insiste-t-il, les réponses existent sur le terrain, comme les réseaux d’infirmières spécialisées dans la prise en charge de la douleur, ainsi que des outils tels que la téléexpertise, « permettant aux professionnels de santé d'interagir ». Les leviers sont connus, renchérit le Pr Étienne Minvielle, directeur du centre de recherche en gestion de l'École polytechnique et médecin de santé publique à Gustave Roussy. Toutefois, les professionnels ne savent pas, selon lui, se coordonner, freinés par leur statut, par un manque d'anticipation, ou encore une formation à la coordination lacunaire. Et d'affirmer que la coordination s'apprend à partir du terrain. Les injonctions nationales ne peuvent que figer les avancées qui, au contraire, doivent être guidées par l'expérimentation. Quitte à pénaliser, au besoin, le défaut de coordination.
D'après une conférence de l'Association française de lutte antirhumatismale (AFLAR), le 17 octobre 2023
À suivre « Douleur de la femme, une inégalité face à la douleur ».